Article publié dans Le Temps, section « Forum », le 14 février 2023
Vers un retour des taux négatifs en Suisse?
La baisse récente des chiffres d’inflation en Suisse et dans les grandes économies occidentales peut surprendre. En effet, l’économie continue à bien se porter, les taux d’intérêt ont peu progressé par rapport à l’inflation et les bilans des banques centrales demeurent largement surdimensionnés, laissant des liquidités excédentaires importantes dans le système bancaire. Dans les décennies précédant 2010, un tel contexte aurait généré une accélération supplémentaire de l’inflation. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.
Nous pensons que les mécanismes monétaires ont profondément changé avec pour conséquence que d’ici deux à cinq ans les taux d’intérêt retourneront en territoire négatif en Suisse, pour trois raisons principales que nous allons détailler.
Des prix sous pression
La première raison est un grand changement lié à des pressions déflationnistes nouvelles provenant d’une transparence accrue des prix, essentiellement due à la technologie de l’information, qui permet de se renseigner à moindre coût sur les prix offerts pour tout bien ou service. Cela attise la concurrence et crée des pressions à la baisse sur les prix. Les pressions déflationnistes sont aussi liées à la réduction du risque de pénuries, source de hausses de prix. Là aussi, la technologie a permis des échanges plus fluides grâce à une meilleure information tout au long des chaînes logistiques, des outils industriels plus flexibles capables d’ajuster rapidement la production et une possibilité accrue de redéployer géographiquement la production en cas de besoin.
A cela s’ajoute le fait que dans l’économie moderne, un nombre croissant de biens et de services ont un coût marginal de production proche de zéro. L’offre s’adapte sans coût supplémentaire aux fluctuations de la demande et ces marchés sont propices aux baisses de prix car gagner des parts de marché est un enjeu stratégique prioritaire.
Des taux d’intérêt réels négatifs
La deuxième raison est un autre changement fondamental, il s’agit d’un équilibre économique nouveau depuis dix-quinze ans, celui des taux d’intérêt réels négatifs. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution. On peut citer l’allongement de l’espérance de vie, qui augmente le besoin d’épargne chez les personnes actives et cela, indépendamment du rendement espéré sur cette épargne.
L’augmentation de la concentration de la fortune parmi les individus contribue aussi à une accentuation de la demande d’épargne. En effet, les riches et superriches sont par nature des super-épargnants et plus la fortune se concentre, plus la propension à l’épargne augmente. Les opportunités d’investissement s’amenuisent au contraire. Le ralentissement de la croissance de la population mondiale et de la croissance économique qui l’accompagne entraîne une demande moindre en capitaux pour créer les infrastructures et le patrimoine bâti.
Enfin, dans l’économie faite de capital intangible, un segment qui prend de plus en plus de poids, la constitution du capital est souvent un sous-produit de l’activité normale des entreprises plutôt que la constitution de capital fixe financée par une mobilisation d’épargne. Concrètement, ce capital intangible consiste par exemple en une liste de clients, des équipes constituées à haute valeur ajoutée, un savoir-faire pointu et la notoriété de l’entreprise ou d’une marque. Il en résulte que l’épargne est de plus en plus abondante mais que les opportunités d’investissement qui s’offrent à elle se raréfient au contraire. Tous ces éléments contribuent à la baisse générale des rendements du capital.
Particularité helvétique
La troisième raison est spécifique au franc suisse. Globalement, la combinaison d’une inflation faible et de taux d’intérêt réels bas signifie bien évidemment des taux d’intérêt nominaux bas. Cette situation est exacerbée en Suisse en raison de l’accumulation d’excédents de la balance courante qui ont généré un surplus d’épargne domestique.
A cela s’ajoutent une gestion généralement saine des comptes publics et un respect de l’indépendance de la banque centrale contribuant à établir un lien de confiance envers la monnaie. Lors des vagues globales d’inflation souvent concomitantes à des crises financières, la demande de rapatriement de capitaux vers la Suisse pousse le franc à la hausse, ce qui modère l’inflation domestique via les prix des biens importés.
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Ce comportement anticyclique du franc suisse en fait une valeur défensive, ce qui implique que les taux d’intérêt réels en francs méritent d’être inférieurs à leurs équivalents en monnaies étrangères. Tout concourt donc à ce que les taux d’intérêt nominaux sur le franc soient systématiquement au-dessous de ceux en dollars ou en euro. Le recours à l’assouplissement quantitatif par la Fed et la Banque centrale européenne depuis 2008 a obligé la Banque nationale suisse (BNS) à faire de même pour éviter une appréciation exagérée du franc. Contrairement à ses consoeurs, la BNS a construit un bilan hautement sensible aux fluctuations des changes avec un passif principalement en francs et des actifs en monnaies étrangères.
C’est pourquoi notre prévision que l’inflation va refluer globalement ces prochaines années implique tout d’abord que les taux d’intérêt vont revenir proche de zéro sur le dollar et sur l’euro.
La BNS a lutté alors simultanément contre trois fléaux potentiels: le risque de déflation induit par l’appréciation du franc, le risque de bulle immobilière générée par les taux d’intérêt négatifs et enfin le risque de perte considérable créé par l’allongement de son bilan. Ce troisième risque a été longtemps ignoré, jusqu’en 2022 où la BNS a enregistré une perte de 132 milliards de francs.
C’est pourquoi notre prévision que l’inflation va refluer globalement ces prochaines années implique tout d’abord que les taux d’intérêt vont revenir proche de zéro sur le dollar et sur l’euro. Sachant qu’une intervention sur le marché des changes allongerait encore plus son bilan et créerait un risque excessif de perte, la BNS n’aura d’autre choix que de revenir aux taux d’intérêt négatifs, le seul instrument qu’elle puisse raisonnablement utiliser pour éviter une hausse exagérée du franc suisse.
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